vendredi 31 août 2012

ANNEE 1925 : MORT AU CHAMP D'HONNEUR DE VOTRE ONCLE HUBERT DE RAVINEL

En février, naissance de Bernadette L'HOTTE.
 
En avril, entrée à notre service de Jeanne EVRARD qui devait rester chez nous jusqu'en août 1941.
 
Le dimanche 5 mai, vers 11 heures, nous recevions un télégramme de votre grand-mère de RAVINEL nous annonçant que votre oncle Hubert venait d'être grièvement blessé à FEZ-EL-BALI dans un des combats de la guerre du Rif.
 
Hubert de RAVINEL
 
Nous partons par le premier train pour Metz où nous trouvons votre grand-mère très courageuse avec Pierre de RAVINEL qui était venu lui annoncer la nouvelle. Elle gardait espoir, ne pouvant penser qu'après avoir perdu son mari en guerre en 1917, il allait lui être demandé le sacrifice de la vie de son fils.
 
Pierre de RAVINEL avait des nouvelles peu rassurantes. On avait transporté votre oncle à RABAT par avion, mais le transport de FEZ-EL-BALI jusqu'à l'avion en cacolet à dos de mulet avait été extrêmement pénible et douloureux, et la blessure dans le dos faisait craindre une atteinte à la colonne vertébrale.
 
Et c'était bien ce dont il s’agissait car les membres inférieurs étaient paralysés. Le tout était de savoir si cette paralysie provenait de l'hémorragie due à une blessure ou d’une atteinte de la moelle.
 
Pendant quelques jours, la paralysie sembla rétrograder et on reprenait espoir. Mais à partir du 15 mai, des signes d'aggravation se manifestèrent. Entre temps, le maréchal LYAUTEY en personne avait été remettre la croix de la Légion d’Honneur et la Croix de Guerre des T.O.E avec palme à votre oncle qui ne devait pas se faire d'illusion sur son état car il dit au maréchal, pour le remercier, "cela ressusciterait un mort".
 
Le 18, les nouvelles devinrent alarmantes et il fut décidé que je partirais pour Rabat dès que possible. Le dimanche 19 se passa en démarches pour avoir de mes chefs la permission de n’absenter. Ce ne fut qu'à 20 heures que je pus atteindre Guy de WENDEL au château de Tournebride. J’obtins huit Jours de permission.
 
Le 20, départ pour Paris où j'achète pull-over, serre-tête et lunettes. Le soir, je prends le train pour Toulouse.
 
Arrivé à Toulouse vers 5 heures, je suis aussitôt pris en charge par un petit car de l'aérodrome de Francazal, et à 6 heures, je décolle.
 
C'était le tout début de la ligne Latécoère, exploitée alors par des pionniers (Dorat, Saint-Exupéry, Mermoz notamment) et appelée l'aéropostale car le fret postal avait priorité sur tout le reste. Les avions étaient des biplans BREGUET 19, derniers avions de reconnaissance de la guerre 1914-18, déclassés par l'armée et transformés pour cet usage commercial. Le pilote et les passagers, au nombre de deux au maximum, étaient à l'air libre, assis sur les sacs postaux. A l'aller, le fret postal étant plus important, on ne prenait qu'un passager.
 
Pas de piste sur les aérodromes. Une petite cabane servait de bâtiment administratif. Un hangar pouvant contenir un avion et un atelier sommaire, complétaient le tout. Pas question de buffet.
 
Nous survolons les Pyrénées au petit jour, non sans être fortement secoués, à chaque traversée de vallée. Je gèle malgré mon pull-over. Puis c'est l'escale à Perpignan pour charger le courrier venu de Marseille. Nous survolons ensuite le col du Perthuis et mettons le cap sur Barcelone. Là, adieu du pilote et transbordement du courrier dans un nouvel avion. Puis départ pour Valence avec un nouveau pilote.
 
Vol sans histoire car on longe la côte et on glisse au-dessus de la mer sans aucun trou d'air. Comme on ne dépasse pas 180 kilomètres heure et 2000 mètres d'altitude, le paysage s'étend tel une carte sous les ailes et l’on distingue nettement les piétons, les voitures et les trains. Villages pittoresques avec presque toujours une arène. On approche de midi et le soleil tape dur.
 
À Valence, de nouveau changement d'avion et de pilote, et départ pour Murcie. On commence par longer la côte avec une très belle vue sur les Baléares. Nous nous enfonçons ensuite dans les terres, véritables vergers d'orangers. Mais il fait très chaud, le relief s'accentue et les coups de tabac se succèdent.
 
A Murcie, de nouveau, changement de pilote et d'avion, et troisième transbordement de fret. Départ pour Malaga en survolant la Sierra Nevada avec des troubles pénibles à chaque traversée d'arêtes, fort nombreuses d'ailleurs.
 
A Malaga, changement de pilote et d'avion. Le ciel noir laisse présager un orage. Le pilote se renseigne sur la météo tandis qu'on hâte le transbordement. Ce pilote était un as car il manoeuvra les nuages avec une science accomplie. D'avion, la vue sur le détroit de Gibraltar est magnifique. On aperçoit à la fois les deux rochers de Gibraltar et de Ceuta de chaque côté de la Méditerranée et l'on se doute de l'effondrement effroyable que dût provoquer la séparation de l'Espagne et de l’Afrique.
 
Sous un ciel bleu, sans nuage, nous survolons le terrain de Tanger où paissent des moutons qui s'enfuient sous nos ailes. On dépose un courrier assez volumineux et, assis sur les sacs qui restent, je ne vois plus rien. Aussi je place ma petite valise à la verticale pour avoir une idée du paysage africain. Je pensais trouver un sol desséché, mais à cause de la proximité de la mer, il y a plus de verdure qu'en Espagne.
 
Arrivé au-dessus de Rabat, le pilote prend la direction du terrain et pique vers le sol, me coupant le souffle et m’obligeant à m'agripper aux haubans car je sens ma valise se dérober sous moi. A peine descendu, je vois se précipiter vers moi le colonel de LAVALETTE du Coëtlosquet, cousin de votre mère, qui avait constamment tenu au courant votre grand-mère de l’état de santé de votre oncle Hubert. Il m’annonça qu'il fallait faire vite car votre oncle se mourait.
 
Et en effet, arrivé à l'hôpital, je trouve votre oncle dans le Coma. Je lui dis que je venais de la part de sa mère et de ses soeurs, et j’eus l'impression qu'il avait compris. Moins d'une heure après, il avait rendu le dernier soupir...
 
Je logeais chez le colonel de LAVALETTE qui habitait une jolie villa avec sa femme et ses trois enfants.
 
Le lendemain matin, 22 mai, le colonel de LAVALETTE m'annonce que le Maréchal LYAUTEY m’attend à 11 H à la Résidence. Nous passons d'abord à l'hôpital puis gagnons la résidence par une large avenue en arc de cercle bordée de beaux immeubles où sont logés les services.
 
Introduits par une porte de service, nous parvenons à une bibliothèque renfermant des trésors, des vieux corans entre autres.
 
Bientôt la porte s'ouvre et le maréchal apparaît. Quelques mots de condoléances, puis très vite, des questions : « Vous êtes à Hayange, avez-vous vu François de WENDEL avant de partir ? ». Je réponds que je n'ai pas vu François de WENDEL, absent d'Hayange à ce moment, mais Guy de WENDEL qui m'a chargé de lui présenter ses respects. Alors vient le trait suivant : « étant ministre de la guerre en 1917, j'ai eu un entretien avec François de WENDEL et ai dû lui demander de sortir de mon bureau, n'admettant pas le ton sur lequel il me parlait. Depuis lors, je ne sais pourquoi, il m'en veut ». J'ai trouvé ce « je ne sais pas pourquoi » assez savoureux.
 
 Le maréchal Lyautey
 
Démarches très facilitées par le colonel de LAVALETTE qui a été charmant et efficace. Accueil très aimable aussi de la part des BLONDEL (elle, soeur de Madame LEMUT) et de Guy de la CHAPELLE.
 
Le 23 mai eurent lieu les obsèques de votre oncle à la cathédrale de Rabat, au milieu d'une très nombreuse assistance d'officiers. J'étais seul représentant de la famille et sentais combien pesait sur moi l’affliction de ceux qui étaient restés en Lorraine, particulièrement de votre grand-mère, si éprouvée pour la seconde fois de sa vie, de votre mère, de ses soeurs et des pauvres tantes de la Ruche qui avaient reporté sur Hubert toute l'affection et l'admiration qu'elles vouaient à leur père.
 
Avant l'absoute, le maréchal LYAUTEY se présenta avec sa suite et resta jusqu’au discours pour me présenter ses condoléances.
 
Obsèques très émouvantes, comme toutes celles d'un combattant mort au champ d'honneur, avec en plus, la sensation d'une terre étrangère où les ressortissants français se tenaient plus étroitement.
 
Dès le lendemain, je partais à Casablanca avec le colonel de LAVALETTE pour assister à l'embarquement du cercueil, ce qui fût fait dans la matinée. J’ai ainsi à peine entrevu cette ville et elle m'a semblé ne pas avoir le cachet de Rabat.
 
Le même soir, j'étais convié à dîner, avec le colonel de LAVALETTE à la Résidence. A la grande porte de celle-ci, un grand tirailleur sénégalais, en tenue bleue, avec la grande ceinture rouge et une haute chéchia sur la tête, montait la garde. Introduits dans l'immense hall, un nègre, en tenue chamarrée, vint prendre possession de nos personnes et nous fit entrer dans le grand salon, au premier étage, où je fus présenté à la maréchale, seule alors. Cet immense salon avait quatre larges baies, dominant l’océan et la ville de Rabat. De très beaux tapis et de nombreux portraits aux murs dont ceux des princesses de la famille d'ORLEANS.
 
Le maréchal fait son entrée, accompagné de généraux, d'officiers et de parlementaires. Il me prend très aimablement par le bras, pour me faire les honneurs du salon, et de nouveau, un trait : « Vous voyez ici les portraits des femmes de la maison d’ORLEANS. Vous ne verrez pas ceux des princes, ils ne sont pas intelligents ».
 
Puis le maréchal m’emmena dans sa chambre. Lit très simple, en cuivre. Comme fond de lit, le drapeau lorrain : jaune, barré de rouge avec alérions. Face au lit, un portrait de l'impératrice d'Autriche Zita entourée ses enfants, une ORLEANS soeur du prince Sixte, dernière impératrice d'Autriche. Tout autour de la chambre, des pupitres vitrés où reposaient les souvenirs du maréchal, et parmi eux, le bâton de maréchal du Duc d’Aumale qui lui avait été confié, sa vie durant, par la maison d’ORLEANS.
 
Il y avait là un petit groupe en mission, dont le Général SERRIGNY, et des envoyés du gouvernement, préparant le transfert du commandement militaire au maréchal PETAIN et la relève ultérieure du maréchal de son poste de Résident Général.
 
Le maréchal se tourne vers nous et, nous montrant le drapeau lorrain, nous dit : « le drapeau de ma petite patrie » puis, montrant la photo en face, il ajouta « ma Reine », rappelant ainsi l'ancien attachement de la Lorraine à l'Autriche d'où le titre de Habsbourg-Lorraine. Il n'était hélas plus de ce monde pour goûter à la joie d’assister, à Nancy, au mariage du Prince Otto, fils de l'impératrice Zita...
 
Au dîner, le maréchal rappela, avec verve, certains épisodes de sa vie que je ne citerai pas ici car ils se trouvent dans le « LYAUTEY » d’André MAUROIS. Je noterai seulement le passage où LYAUTEY, lieutenant-colonel au régiment de hussards d'Alençon, « fiché comme calotin » et s'attendant, de ce fait, à voir sa carrière brisée, est appelé un soir par son colonel qui lui apprend avec un air d'enterrement qu'il est convoqué le lendemain au ministère de guerre à Paris.
 
A son arrivée, le lendemain au petit matin, il achète un journal et, stupéfait, il lit en première page et en gros caractères : LYAUTEY nommé au commandement des confins algéro-marocains...
 
De tout ceci, j’ai tiré deux leçons :
 - La première est que l'affirmation de sa personnalité n'a jamais nui à personne sous condition qu'elle se fasse intelligemment. Combien de généraux politiciens ont dû être limogés aux premiers jours de la guerre 1914/18, de même que le général GAMELIN en 1940, parce que leur subordination inconditionnelle leur avait enlevé tout esprit de décision;
- La seconde est que LYAUTEY, nommé pour pacifier les confins algérois-marocains, s’est rendu compte que cette tâche était impossible, d’où l’obligation de créer plus tard un protectorat au Maroc, de même qu'on avait dû en créer un en Tunisie pour conserver l'Algérie.  A partir du moment où, en 1954, MENDES-FRANCE, accompagné du maréchal JUIN, a lâché la Tunisie, il était certain qu'on devrait faire de même pour le Maroc, puis l’Algérie. On ne peut critiquer de GAULLE de l’avoir fait mais seulement d'avoir pris le pouvoir en 1958, porté par ceux qui voulaient conserver l’Algérie à tout prix.
 
La logique s’impose toujours et il convient de s'en souvenir lors de décisions à prendre au cours de sa vie. Vous voudrez bien excuser cette longue digression.
 
Le 25 mai, je reprenais l'avion à 6 heures pour arriver le jour même à Toulouse. Je profitais de mon passage dans cette ville pour aller voir la tante Stéphanie de RAVINEL, religieuse au Sacré-Coeur de Rangueil.
 
Détour pour aller en pèlerinage solitaire à Lourde et le 28 mai, j’étais de retour à Metz où votre mère, sa mère et mes parents m’attendaient à la gare.
 
Vacances passées à Asnelles, près d'Arromanches, avec votre grand-mère de RAVINEL que nous avions voulu arracher à ses tristes pensées. Nous avions loué une petite maison non loin de la mer, en face d'une ferme où le fermier, sous l'effet du vin et du calvados dont il s'imbibait large ment chaque jour, s'en prenait à sa femme et ses enfants avec des hurlements sauvages qui nous faisaient craindre le pire à chaque fois.
 
Achat de notre première voiture, une 5 CV Citroën à trois places en trèfle.
 
Source : Quelques souvenirs de famille, par Joseph BERNARD-MICHEL
 

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