lundi 19 mars 2012

Seconde bataille de la Marne

Notre voyage s'achève en pleine nuit à Fère-Champenoise dont la gare vient d’être bombardée par avion et brûle en partie. C’est dire que le débarquement se fait en vitesse, bien que nous tombions de sommeil après deux nuits blanches. Nous remontons vers Epernay que nous connaissons bien pour y avoir été en 1917 et nous apprenons que la ville vient d'être évacuée. Les Allemands, ayant traversé la Marne entre cette ville et Château-Thierry.

Nous nous pinçons mutuellement pour nous tenir éveillés et parcourons sans cesse le convoi pour réveiller les conducteurs qui s'endorment sur leurs chevaux. Nous nous arrêtons à Vertus, avant Epernay, tandis que le Commandant va à l’Etat-Major chercher des ordres. Nous en profitons pour piquer un petit somme réparateur. Vers 16 heures, nous apprenons que nous allons partir dans trois heures pour être engagés au nord d'Epernay, dans la montagne de Reims où les italiens se sont fait bousculer.

Après la traversée d'Epernay désert, nous abordons la montée vers la montagne de Reims, une route très sinueuse et étroite dont tout un côté est occupé par des fantassins italiens battant en retraite et nous criant au passage des « aventi » bien sentis.

Des avions allemands nous survolent et lancent des bombes. L'une d'elle tombe sur une de nos pièces, tuant et blessant hommes et chevaux. Et au milieu de tout cela, une citerne à eau, attelée à un mulet effrayé par le bombardement, dévale la route au grand galop, zigzagant entre les deux colonnes sans y provoquer de dégâts.

Tout cela retarde notre progression de sorte que nous n'atteignons qu'en pleine nuit le carrefour de Saint Imoges, dans la montagne de Reims. Ce carrefour est constamment soumis à des tirs d'artillerie. Nous le passons sans encombre et continuons notre route, lorsque des estafettes nous annoncent que nous devons rapidement faire demi-tour car nous nous trouvons entre les lignes si l'on peut dire car les Italiens ayant fui, il ne reste plus de première ligne alliée.

Notre demi-tour rapidement exécuté, nous revenons vers l’orée sud de la forêt, un peu au-dessus de Champillon où l'on nous ordonne d'attendre le résultat d’une contre-attaque en train de se monte. Petit roupillon dans le fossé. Nous n'en pouvons plus car c'est notre troisième jour sans sommeil.

La contre attaque a réussi et vers 14 heures, nous revenons sur nos pas pour aller prendre position à la lisière ouest de la forêt de la montagne de Reims, au dessus d'Hautvillers. Nous mettons en position et creusons des petits trous. Nous sommes à bout de forces. Heureusement, la nuit est calme et nous pouvons dormir d'un sommeil réparateur.

Les deux jours suivants, nous nous installons. Mais le second jour, nous entendons, face à nous, une terrible canonnade. C'est l'armée Mangin qui attaque de l'autre côté de la poche faite par les Allemands entre Epernay et Château-Thierry. Le lendemain, nous apprenons le début de la retraite allemande.

Désormais, la pression des troupes alliées ne va plus se relâcher et l'on entre dans une nouvelle forme de la guerre qui se rapproche d'avantage de la guerre de mouvement.

Les allemands sont encore en partie au sud de la Marne vers Château-Thierry losqu’on nous fait redescendre au nord de la Marne pour prendre position au nord-ouest de Damery afin de tirer sur Fleury-la-rivière et le bois du roi que l'on est entrain de reconquérir. Nous restons là plusieurs jours.

L'ennemi ayant reculé à nouveau et la poche au sud de la Marne étant vidée, nous repartons vers la montagne de Reims, prendre position en pleine forêt au-dessus de Nanteuil-la-Fosse. Verchère est partie en reconnaissance de cette nouvelle position après m’avoir indiqué sur la carte l’endroit où je devais amener la batterie. J'ai donc la responsabilité du mouvement et sais que nous passons par le fameux carrefour de Saint-Imoges, constamment sous le feu de l'artillerie allemande.

Nous traversons au grand trot la zone malsaine et allions la quitter quand des obus atteignent la colonne. Une pièce est touchée. Il y a deux morts, plusieurs blessés et des chevaux tués et blessés. Je fais partir la colonne sous les ordres du Lieutenant en second qui doit m’attendre plus loin et m’occupe de l'évacuation des morts et des blessés.

Je rejoins la colonne et nous arrivons dans une petite clairière où nous attend Verchère. On installe tant bien que mal la batterie et le lendemain, je commence à régler le tir. Mais les arbres sont hauts et, à certains endroits, nos obus les frappent et éclatent près de nous. C'est malsain car, outre les dangers que nous font courir ces éclatements prématurés, ceux-ci risquent de faire repérer la batterie par l'ennemi. En outre, les racines d'arbres rendent difficile le creusement des tranchées destinées à nous abriter.

Les réglages terminés, Verchère part en liaison avec le Colonel d'infanterie. Au début de l'après-midi, il me demande un tir que je prépare. Après en avoir donné les éléments aux quatre pièces, je me mets au milieu du front de celles-ci, le bras levé, prêt à ordonner de tirer. Au même moment, une rafale d'obus arrive et l'un d'eux tombe en plein sur la première pièce, faisant exploser obus et fusées. Résultat : le sous-officier et quatre hommes tués. Les éclatements d'obus dans les arbres nous avaient bel et bien fait repérer. La déveine continue ...

Le lendemain, ce sont trois téléphonistes atteints : un tué et deux blessés. Plus du tiers de l'effectif de la batterie de tir est hors de combat en deux jours. Le moral des hommes commence à baisser sérieusement et mon second, qui n'est guère courageux, broie du noir à longueur de journée, m'annonçant notre mort prochaine.

Pour comble, pendant un tir, la troisième pièce explose. Le tireur et le pointeur sont tués et je vois sortir un troisième homme, la figure pleine de sang et la cervelle apparaissant dans ses cheveux. Je m'attends à le voir s’effondrer devant moi, mais il est seulement commotionné. La cervelle est celle d’un de ses deux camarades ....



Avec cela, la coupe est pleine et le moral des hommes est à zéro. Et mon second ne cesse de me rappeler la fin prochaine de nos existences. Heureusement, Verchère revient le lendemain et je l'accueille avec joie.

D'ailleurs, l'offensive Mangin se poursuit avec succès, et nous reprenons l'offensive de notre côté, ce qui fait hâter la retraite allemande et nous fait abandonner sans regret notre position forestière où 50% de la batterie a été mise hors de combat.

Nous nous installons au sud de Chaumizy où nous ne restons que quelques jours pour aller prendre position à Bligny où nous retrouvons le front tel qu'il était avant l'offensive allemande. Après quelques jours, nous prenons position à Germigny. On prépare une offensive pour passer la Vesle. Cette offensive a lieu avec succès et nous nous installons à Trigny, au Nord de la Vesle. Nous avons droit ensuite à quelques jours de repos qui sont les bienvenus.

Fin août, nous nous rendons par étapes jusqu'à Mesnil-les-Hurlus dont il ne reste plus une pierre debout, ceci en vue de reprendre la butte de Tahure qui résiste à l'avance des armées. L'offensive à lieu quelques jours plus tard et réussit, non sans pertes. Un verrou vient de tomber et désormais, on entre dans la guerre de mouvement, ce qui devient fort intéressant.

Les chars sont maintenant bien au point et en nombre suffisant, alors que les Allemands en possèdent très peu et de très médiocre qualité. Ils protègent l'infanterie qui les suit et dont les pertes diminuent sensiblement. Les américains commencent à prendre des secteurs plus calmes, dans l’est, ce qui libère des effectifs pour assurer des attaques ininterrompues sur l’ouest et le centre du front. Enfin, l'aviation alliée a incontestablement la maîtrise du ciel.

Aux attaques préparées des mois à l'avance, avec des tirs de destruction préliminaires qui les annonçaient à l'adversaire, succèdent des attaques soudaines, avec déplacement des troupes de nuit, la veille de l'attaque et simple déclenchement d'un barrage roulant d'artillerie de tous calibre et extrêmement nourri devant les chars et l'infanterie, les chars se chargeant de réduire les nids de mitrailleuses.

Pour permettre un appui immédiat à l'infanterie, lors de sa progression, on désigne dans chaque groupe d'artillerie une batterie dite d’accompagnement d’infanterie qui suit celle-ci à un ou deux kilomètres de distance.

Un des officiers accompagne le colonel du régiment d'infanterie et peut ainsi faire effectuer les tirs de protection nécessaires. Ma batterie est désignée, parmi les trois batteries du groupe pour jouer ce rôle. Le moral de l'armée allemande commence à baisser et l'on fait de nombreux prisonniers. On récolte aussi un matériel impressionnant : canons, mitrailleuses, dépôts de munitions.

Après plusieurs sauts successifs, nous arrivons ainsi au nord-ouest d'Aure afin de prendre les monts Chéry qui verrouillent la route de Vouziers.

Verchère, qui est avec l'infanterie, m'envoie un agent de liaison porteur de l'ordre de prendre position dans un petit ravin au nord-ouest d'Aure dont la crête sud est en pleine vue des monts Chéry tenus par les Allemands qui font tirer sur tout ce qui bouge. Heureusement, la crête nord du ravin est boisée ce qui permet de se soustraire aux vues des observatoires allemands avant de s'engager sur la pente.

Arrivé à L'orée du bois, je fais déployer la batterie sur deux rangs et donne mes instructions aux chefs de pièces. Il est entendu qu'à mon signal on dévalera la pente en biais et au galop, toujours sur deux rangs et, à l'arrivée en bas du ravin, on se remettra en colonne pour suivre le fond du ravin toujours au galop et rejoindre la route qui doit nous mener à notre nouvelle position.

A côté de nous, à l'orée du bois, se trouvent des cuisines roulantes d’infanterie. Je les préviens de ne pas nous suivre et d'attendre plus tard pour s’engager à leur tour. Les fantassins sourient en pensant que si les artilleurs passent, ils pourront faire de même.

A mon commandement, nous partons au galop. Les gars qui n’ont plus fait de manoeuvre à cheval depuis leur service, exécutent parfaitement celle-ci. Gros nuage de poussière derrière nous, nous galopons dans le fond du ravin vers la route salvatrice sans aucun pépin. Mais, à peine avions nous atteint celle-ci qu'un tir allemand ratissait toute la pente et suivait le fond du ravin que nous venions de quitter. Les fantassins qui ne m’avaient pas hélas écouté eurent une grosse casse.

La position choisie par Verchère se trouve dans un petit ravin et avait été occupée précédemment par l'artillerie allemande. Il y a, côté sud, toute une série de baraquements en planches adossés à la paroi sud du ravin et qui, de ce fait, étaient dans l'angle mort des obus français mais qui deviennent un but merveilleux pour l'artillerie allemande qui peut les atteindre de plein fouet et qui les connaît bien.

L'un de ces baraquements, particulièrement bien aménagé, a été désigné par Verchère pour servir de cagna aux officiers de notre batterie. Je dis à mon second de s'y installer et d’y faire transporter nos affaires.

Mais, à peine descendu de cheval, je suis appelé au téléphone par Verchère qui me demande de déclencher un tir sur une colonne allemande dont il me donne les coordonnées et qui s'apprête à attaquer notre infanterie. Je ne connais même pas les coordonnées de notre position. Normalement, il me faudrait un quart d'heure pour les calculer, dix minutes pour orienter les pièces et les rendre parallèles et cinq minutes pour préparer le tir. Verchère ne veut rien entendre : il lui faut le tir tout de suite. Je détermine tant bien que mal la position de batterie sur la carte, j'oriente les pièces à la boussole, calcule le tir à toute allure et celui-ci part dans les cinq minutes suivantes. Je m'attends à un désastre : peut-être vais-je tirer sur notre infanterie. Je ne suis pas fixé quand Verchère m'appelle au téléphone. Il jubile car il n'y a qu'à corriger légèrement le tir pour passer de suite au tir massif de la batterie. Félicitations de l’infanterie, le tir est tombé en plein sur la colonne allemande et la contre offensive est stoppée net.

Après ce succès, je reviens à notre installation et quelle n'est pas ma stupeur lorsque mon second m'annonce qu'il a choisi pour nous une autre baraque que celle prévue, à 30 mètres de celle-ci mais un peu au-dessus. Je veux revenir à la baraque prévue par Verchère, mais elle vient d'être retenue par les officiers de la batterie voisine arrivée à son tour. Tout le groupe est maintenant installé dans le ravin.

Je m'attends à une belle attrapade de Verchère à son retour et elle ne manque pas de se produire. Pendant plusieurs jours, Verchère nous pique la muette après nous avoir traités de tous les noms d'oiseaux possibles.

Nous restons plusieurs jours tranquilles car l'avance est stoppée. Puis nous sommes survolés et mitraillés par des avions de chasse allemands portant la marque du damier, celle de l'escadrille von Richtoffen, le célèbre as allemand. Notre mitrailleuse contre avions et celles des batteries voisines tirent et un des avions allemands est abattu. Nous voici bien repérés.

En effet, le lendemain l'artillerie allemande tire sur le ravin et atteint la baraque du commandant. Heureusement, il n'y a qu'un blessé léger. Deux jours se passent sans incident mais dans la nuit du troisième, nouveau tir allemand. Deux des baraques de notre batterie sont atteintes : six tués dont deux sous-officiers et quelques blessés. La baraque que nous devions occuper est-elle aussi atteinte et les trois officiers qui en avaient pris possession sont tués. Normalement, c'est nous qui aurions dû avoir ce sort et cela fin septembre 1918, soit environ 40 jours avant l’armistice... Quelques jours plus tard, offensive française pour s’emparer des monts Chéry. Elle échoue avec de grosses pertes à cause des nids de mitrailleuses qui résistent.

N'ayant plus confiance en leurs soldats, les Allemands font desservir leurs mitrailleuses par des sous-officiers qui ont encore de la combativité... Nos pertes en font foi.

Trois jours plus tard, nous partons au repos pour nous refaire et compléter les effectifs. Ce repos est le bienvenu car le moral est bas. Nous sommes dans un petit village au nord de Chalon-sur-Marne. La grippe commence à régner et je l'attrape 48 heures avant de retourner au front.

On me purge une première fois, me bourre de quinine et il semble que je me remette. Mais le lendemain, on doit faire étape et le toubib veut absolument m'évacuer. Je refuse, ne voulant pas abandonner ma batterie au moment où elle va remonter en ligne et on me fait faire l'étape dans la voiture du vagmestre car je suis incapable de monter à cheval.

Le lendemain, la fièvre a repris de plus belle et on m'évacue sur un des hôpitaux de Chalon-sur-Marne, non sans m'avoir purgé une seconde fois. J'arrive complètement à plat dans une salle où il y a une trentaine de lits.

On me purge une troisième fois... Les beautés de la médecine militaire sont incompréhensives... Après cette troisième purgation, un toubib passe et me trouve de la bronchite; il ordonne des ventouses. Le lendemain matin, autre toubib tempête contre les ventouses, disant que je n'ai pas de bronchite mais seulement la grippe... Aussi, dès le lendemain, on m'ordonne d'aller faire ma toilette au lavabo. Pour y accéder, il faut passer dehors et la salle des lavabos n'a pas de porte. Il faut dire qu’il n'y a qu'une soeur pour toute la salle et elle est débordée d'autant plus qu'il y a des cas très graves : un pauvre camarade meurt dans la nuit et au matin son lit est entouré d'un paravent pour le soustraire aux regards. Un autre est dans un état lamentable; on lui fait des ventouses scarifiées, c'est-à-dire qu'on coupe la peau à l'endroit où l’on va placer la ventouse qui se remplit alors de sang. De suite après, on l'enveloppe, au même endroit, dans un énorme cataplasme sinapisé... Il est si bas qu'il ne ressent même plus la souffrance.

Aussi, après 10 jours passés dans cette atmosphère déprimante et de soins aussi rudimentaires, mon voisin de lit et moi commençons à sortir sans en demander la permission et allons nous remonter à coup de porto et de petits gâteaux dans une pâtisserie voisine.

Mon père est venu me voir de Besançon pour passer quelques heures seulement avec moi. Il a fait un voyage impossible depuis Besançon et j'en suis très touché.

Peu après la Toussaint, mon voisin de lit et moi décidons de tenter de quitter l'hôpital et d'aller voir le médecin chef pour obtenir une permission de convalescence. Ce drôle accepte avec empressement et nos permissions signées, nous annonce que si nous avions été moins pressés, il nous aurait gardés quelques jours puis envoyés en convalescence sur la cote d'Azur... Nous sommes quelque peu déconfits...

J'arrive chez mes parents à Besançon toussant fort et le médecin constate que j'ai encore de la bronchite et me soigne énergiquement.

Source : Quelques souvenirs de la guerre 14-18, par Joseph BERNARD-MICHEL

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