dimanche 4 mars 2012

Les Vosges

Un fourgon du 3ème groupe auquel j'avais été affecté vint me prendre à Gérardmer au petit jour et, par la Bresse, Cornimont, le col d'Oderen, Kruth et Saint-Amarin, nous gagnions, à la fin du jour, l'échelon du groupe cantonné à Geishouse, petit village au-dessus de Saint-Amarin, dominé par le ballon de Guebwiller.
Un régiment se piquant d'une discipline aussi stricte que le 47ème d'artillerie se devait de considérer les aspirants à leur place réglementaire, c'est-à-dire entre le grade de sous-officier et celui d'adjudant, alors que beaucoup de régiments les admettaient de suite comme officiers.

Je fus donc reçu par l'adjudant Paquette, un brave homme au fond, qui pesait plus de 100 kilos et ne mesurait pas 1m70, ce qui lui valait une stature cubique. Affligé d'un strabisme peu commun, il déroutait les naïfs canonniers qui n'arrivaient pas à comprendre qu'il voyait mieux par-côté que par-devant et se faisaient prendre chaque fois qu'ils essayaient de se camoufler par côté pour éviter une corvée. Je ne l'ai jamais vu infliger de punition. Le fautif se voyait prendre par la peau du cou, secouer copieusement jusqu'à ce qu'une brusque détente l'envoie s'étaler à quelques mètres de là.

Son accueil fut assez spécial, comme on peut en juger : « C'est toi l'aspirant… Il y en a eu deux avant toi. Ils ont été tués… Comme on dit jamais deux sans trois, tu sais ce qui t'attend ». Comme bienvenue, c'était trouvé. Puis vint le test de l'artilleur : vin à gogo, cigare, pour voir si l'on tient le coup, et moi qui ne buvais presque pas de vin et n'avais jamais fumé le cigare, j’ai tenu le coup.

Le lendemain, départ à cheval jusqu'au P.C. du groupe, présentation au commandant, puis départ pour la position de batterie, à deux kilomètres de là, sous la route des crêtes, parsemée de buissons, cagnas en planches adossées au talus, avec des lits superposés. Etant sous-officier, je couchais et vivais avec les hommes.

Mes officiers étaient le capitaine Rigaud, sorti du rang, qui avait une moustache rousse montant d'un côté, baissant de l'autre. Il portait des guêtres en cuir en forme de tuyau de poêle, était toujours bardé de jumelles, porte-carte, étui revolver dont les lanières s'entrecroisant sur la poitrine ce qui lui donnait l'aspect d'être bardé de cuir. Il avait mis au point une sorte de marche dont il était très fier. Elle consistait en fait à plier fortement les genoux en marchant, ce qui lui permettait de faire de grandes enjambées et de laisser tout le monde sur place, mais ne lui donnait pas une démarche élégante. Par ailleurs, un très brave homme, simple, courageux, et compréhensif pour ses hommes.

Le lieutenant en premier était un jeune polytechnicien, Jean Aubert, devenu par la suite inspecteur général des Ponts et Chaussées et qui fait encore maintenant autorité pour tout ce qui a trait à l'aménagement des voies navigables. Je l'ai retrouvé à plusieurs reprises lors de réunions professionnelles.

Le lieutenant en second était un centralien, fils du fameux capitaine Dreyfus dont l'affaire secoua le début siècle. En 1914, malgré la réhabilitation de Dreyfus, beaucoup de « bien pensants » le considéraient encore comme un traître. Parmi les officiers du groupe, les avis étaient partagés. Evidemment, le lieutenant Dreyfus ne manquait pas une occasion de clamer l'innocence de son père et cela donnait, lors des repas, au repos, en popote de groupe, des scènes pour le moins fort désagréables.

Les sous-officiers et les hommes étaient, pour la plupart, des parisiens et des Francs-Comtois, courageux, endurants, les Parisiens frondeurs, les Francs-Comtois plus calmes, mais à tous on pouvait beaucoup demander. J'ai toujours eu d'excellents rapports avec eux et ils ne m'ont jamais manqué de respect, malgré la promiscuité de la vie en commun.

Le secteur que notre batterie avait à défendre était très étendu puisqu'il allait de l'Hilsenfirst à Guebwiller. L'observatoire se trouvait en première ligne d'infanterie, à l'Hilsenfirst, point chaud du secteur. Il fallait un long trajet à cheval pour l'atteindre et, étant donné le relief, on pouvait accéder à cheval jusqu'à 100 mètres des lignes. Le reste du trajet devenait plus délicat et c'est là que j'ai entendu siffler mes premières balles. A peine étions nous arrivés à l'observatoire qu'un tir d'artillerie allemande se déclenchait sur le secteur. Mon baptême du feu était donc complet, quoique pas bien méchant.
Quelques jours plus tard, nous étions relevés, laissions nos canons sur place et étions embarqués dans des camions qui nous amenaient par le Thillot, Gérardmer et Fraize (à Wissembach), village au-dessus duquel se trouvait une batterie que nous relevâmes. Cette position se trouvait à moins de 300 mètres des premières lignes et éloignée de 4 kilomètres du P.C. des officiers. En ma qualité d'aspirant, je me trouvais être le gradé le plus élevé sur la position de batterie et, par conséquent, son chef responsable.

Une avance de 500 mètres des allemands étant susceptible de nous surprendre, on me remit les pétards nécessaires pour faire sauter les pièces en me donnant pour consigne que, si je m'affolais et faisais sauter les pièces inutilement, j'étais passible du conseil de guerre, mais aussi, que si je les laissai prendre sans les détruire, j'étais tout autant passible du conseil de guerre.

Avec moins de 15 jours de présence au front, c'était pour le moins une situation délicate et, à chaque tir allemand, je n'en menais pas large. Par ailleurs, la situation dans ce secteur du front était très bizarre. Le village de Wissembach était partagé en deux dans sa longueur par la route reliant Saint-Dié au col de Sainte Marie aux Mines. Une mitrailleuse allemande, à 200 mètres de la sortie du village, tenait la route sous son tir, de sorte que le ravitaillement en vivres et en munitions ne pouvait se faire que de nuit et dans le plus grand silence. Or, le village était encore habité par des civils. Une Sape passait sous la route et permettait de relier les deux côtés du village. Les maisons communiquaient entre elles, de sorte que l'on pouvait aller acheter du pain frais chez le boulanger, boire un demi sous pression dans l’auberge en face sans se faire mitrailler. Nous même prenions nos repas là.

Nous restâmes sur cette position seulement une huitaine de jours et regagnâmes notre position de la tête de chien quelques jours avant le 14 juillet, avec un grand soulagement en ce qui me concernait.

Source : Quelques souvenirs de la guerre 14-18, par Joseph BERNARD-MICHEL

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